Trois grands penseurs
Suzanne Lebeau est animée par une insatiable curiosité intellectuelle et elle s’intéresse particulièrement aux domaines de la philosophie, la psychologie et la sociologie. Nous brossons ici de brefs portraits de trois figures marquantes de ces domaines d’études.
Pierre Bourdieu
Ce chercheur français, né en 1930, s’interrogera toute sa vie sur la question du pouvoir symbolique et sur l’ordre établi. En regardant le monde, il s’étonna devant le fait que l’ordre établi soit respecté et qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions de celui-ci. En effet, les situations les plus intolérables apparaissent souvent comme acceptables et même naturelles pour ceux qui les subissent comme ceux qui les dominent.
Débutant par la philosophie, Pierre Bourdieu se consacrera à la sociologie et cherchera à lui donner une certaine grandeur qui ne lui avait pas été accordée par les chercheurs des sciences sociales jusqu’alors. Il s’éloigne de la philosophie qu’il juge trop peu pratique pour se rapprocher de la sociologie où il souhaite faire un travail sur le terrain en rencontrant des gens et en étant témoin de leur quotidien et de leurs préoccupation dans un environnement concret pour ensuite analyser et théoriser. Il cherchera toujours, par ce domaine d’étude, à révéler ce qui se cache derrière les illusions et les apparences du jeu social. Il amène donc sa formation de philosophe chez les sociologues. C’est ce mélange qui produira des résultats surprenants.
Ainsi, un concept important qu’il établira est celui d’habitus. Cette notion qui évoluera avec ses recherches, énonce l’idée que les conséquences du social sont inscrites dans le corps biologique des individus. Ces derniers évoluent dans un certain milieu social et cherchent à maintenir et démontrer leur position au sein de celui-ci par différentes démonstration: discours, comportements, achats, etc. Ainsi, « le goût » détermine et normalise les comportements des individus dans les classes et entre les classes sociales dans une construction symbolique. Cela démontre à quel point les individus intériorisent les codes sociaux. L’habitus demeure une notion paradoxale, car si nous sommes bien le produit de notre milieu et sommes prisonniers de routines, celles-ci fonctionnent toutefois comme des principes générateurs de organisateurs de pratiques et de représentations.
Bourdieu utilisera cette notion à travers son œuvre, notamment dans Les héritiers, étude qu’il effectuera avec Jean-Claude Passeron, qui démontre l’inégalité des chances pour les élèves des classes défavorisées vers l’enseignement supérieur. On le retrouvera aussi dans ses autres études dont La distinction, sur la critique sociale du jugement, L’amour de l’art, sur la fréquentation des musées ou dans Ce que parler veut dire, sur la production du langage dans l’univers social.
Il élabora aussi la notion de « champ » qu’il définit comme le microcosme autonome au milieu du macrocosme social, dans ses Propos sur le champ politique. Le champ est donc un milieu avec ses propres lois, coutumes et luttes qui fonctionne en parallèle du modèle social commun. Ainsi, Bourdieu analysera le champ scientifique, le champ politique, etc.
Malgré les différentes polémiques suscitées par ses prises de position, notamment sur la télévision et les intellectuels publics, il n’en demeure pas moins que l’œuvre de Pierre Bourdieu demeure centrale en sociologie et dans les sciences sociales en général. Son apport a été important, tout d’abord par son approche audacieuse ainsi que par son inventivité conceptuelle: les notions d’habitus, de champ, de domination et de violence symbolique ont renouvelé l’analyse sociologique.
À voir et à entendre
Une vie, une œuvre: Pierre Bourdeur
Pierre Bourdieu, décrypteur du réel
Émission Hors-Champs – France Culture
Bibliographie sélective
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de de Minuit, coll. « Grands documents » (no 18), 1964, 183 p.
Pierre Bourdieu (dir.), Robert Castel (dir.), Luc Boltanski et Jean-Claude Chamboredon (préf. Philippe de Vendeuvre), Un art moyen : Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1965, 368 p. (ISBN 9782707300294)
Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 1979, 670 p. (ISBN 2707302759)
Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, coll. « Points essais », 2007 (1re éd. 1993), 1 460 p. (ISBN 2020920921 et 782020920926)
http://www.gallimardmontreal.com/catalogue/livre/la-misere-du-monde-bourdieu-pierre-9782020920926
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, coll. Points essais, 2003
Pierre Bourdieu, Sur l’État: cours au Collège de France (1989-1992), Le Seuil, 2012
Jean Piaget (1896-1980)
Dès son tout jeune âge, Jean Piaget fait preuve d’une vive intelligence, d’une grande curiosité et démontre un intérêt pour l’observation scientifique. À 10 ans, il examine un moineau albinos et rédige une note qui est publiée dans un journal scientifique. Il se découvre une passion pour les mollusques qu’il étudiera au Musée de Neuchâtel, sa ville natale. Ses observations sont publiées dans plusieurs revues scientifiques et, à seize ans seulement, sa bibliographie est imposante. Ses connaissances sur le sujet sont si respectées, malgré son jeune âge, qu’on lui offre le poste de conservateur de la collection des mollusques du musée de Genève. Il doit cependant refuser, afin de d’abord terminer ses études secondaires!
Il poursuit des études en biologie, mais se passionne aussi pour la psychanalyse et la philosophie. Sa curiosité ne connaît en fait pas de limites, il s’intéresse à tous les sujets sociaux, religieux, moraux et particulièrement aux liens entre la science et la foi. Il tente de concilier sa foi protestante, tout en rejetant les dogmes, avec son esprit scientifique. Il croit en une recherche scientifique qui est animée par des préoccupations sociales et spirituelles avec pour but la vérité et le bien. Il est très animé par les questions sociales et éthiques relativement à l’éducation. Piaget est le premier scientifique à présenter une théorie psychologique de l’éducation qui laisse une place active à l’enfant dans son interprétation libre du monde par l’action. Il développera durant son parcours ses idées sur l’évolution cognitive des enfants et sur l’épistémologie génétique.
Souvent pris à tort pour un empiriste ou un néo-béhavioriste, Piaget se considère comme un constructiviste. Il critique tout d’abord l’empirisme qui pense que la connaissance est une copie fonctionnelle des objets. Mais pour Piaget, la connaissance est une interprétation par intégration de l’objet dans des structures antérieures du sujet. Il donne pour exemple le dessin chez l’enfant. En effet, le jeune enfant ne dessine pas ce qu’il voit, mais plutôt l’idée qu’il s’en fait, son interprétation et non pas l’objet tel quel, perceptible par les autres. Ensuite, Piaget juge les théories innéistes et aprioristes qui fondent le raisonnement sur les données antérieures à l’expérience. Pour Piaget, les connaissances ont été construites, sinon, il faudrait penser que les mathématiques par exemple, existent de manière implicite chez les enfants, les animaux et les protozoaires! Mais l’évolution de cette science dans l’histoire de l’humanité nous montre les difficultés de passer des chiffres rationnels, aux chiffres irrationnels, aux nouveaux paradigmes qui chaque fois réinventent la perception que nous avons de cette matière. En réalité, les mathématiques sont sans cesse construites par l’enfant. De ce point de vue, il lui faut tout construire, même ce qui nous semble le plus simple, l’enfant doit le construire.
Piaget se situe donc en équilibre entre les deux mouvements de pensée empiristes et aprioristes. Il s’intéressa aux questions morales chez l’enfant. En effet, il constata que les jeunes enfants interprètent les actions selon les dommages subis alors que les enfants plus âgés jugent les actions en lien avec les intentions du sujet. Piaget s’intéressait aux manières dont nous acquérons la connaissance, par intégration, substitution, etc. Il se pencha sur le phénomène de conservation (sur la modification de l’apparence, mais la conservation de la quantité) où il constata que les enfants en bas âge ignoraient ce principe jusqu’à l’âge de cinq ou six ans, mais qu’à partir de ce moment, on discerne chez le sujet une nouvelle façon d’interpréter le monde et une nouvelle manière d’évaluer la réalité et l’illusion de l’apparence, ce qu’on nomme souvent l’âge de raison. Un autre stade dans l’évolution de l’interprétation du monde arrive à l’adolescence, c’est celui du symbole. Les adolescents comprennent et utilisent les métaphores, la satire humoristique, l’ironie et le double sens qui échappent aux enfants.
Piaget avance que l’intégration de ces différents paliers d’interprétation du monde se fait de manière inconsciente chez l’enfant qui grandit. Nous tenons pour acquises ses connaissances une fois devenus adultes et ne comprenons pas que les enfants raisonnent différemment de nous devant certaines situations ce qui mène à de l’irritation et de la colère. De leur côté, les enfants trouvent souvent les adultes imprévisibles et incompréhensibles dans leurs réactions. Piaget développa une théorie sur les différents stades de l’évolution individuelle comportant quatre stades: le stade de l’intelligence sensori-motrice (0-2 ans), le stade de l’intelligence préopératoire (2-6 ans), le stade de l’intelligence opératoire (6-10 ans) et le stade de opérations formelles (10 -16 ans).
Il publia de nombreux livres au cours des ans, dont les plus connus sont La représentation du monde chez l’enfant, Le jugement moral chez l’enfant et La naissance de l’intelligence chez l’enfant. Les théories de Piaget, quoique mal reçues par la communauté scientifique à leur présentation, eurent une influence considérable chez les éducateurs et continuent aujourd’hui à être largement diffusées partout dans le monde. Piaget a reçu de nombreuses distinctions dont le prix Balzan en 1979. En 1969, l’American Psychology Association a offert un prix à Piaget pour sa remarquable contribution à la psychologie.
Pour en savoir plus:
Jean Piaget et les chemins de la connaissance – Télévision suisse romande
Piaget on Piaget (anglais et français)
Documentaire et entrevue par Yale University
Alice Miller (1923-2010)
Née en Pologne dans une famille juive très pratiquante, Alice Miller vit très jeune ce qu’elle observera plus tard chez les autres : une imposition de la part des parents de leurs idées, comportements et désirs sur l’enfant au mépris de son individualité. Par la violence si nécessaire. Ce dénigrement et cette répression de l’identité de l’enfant par ses parents amènent un repli sur soi et un sentiment d’insécurité constant de la part de celui. Cela signifie que l’enfant doit perdre sa personnalité afin de se conformer aux désirs de ses parents. Il fallait mourir pour survivre. Suite à cette constatation, Alice Miller se révolte contre cette injustice qui crée des blessures graves chez les enfants et qui ne sont pas prises en compte par les spécialistes soignants qui préfèrent rassurer les adultes dans leurs habitudes d’éducation approuvées par la société.
Ainsi, Alice Miller combattra toute sa vie du côté des enfants. Après la Seconde Guerre mondiale, elle ira étudier la philosophie et la psychologie à Bâle, en Suisse. Elle suivra ensuite une formation de psychanalyste. Dans les années 70, elle publiera son premier essai Le drame de l’enfant doué dans lequel elle défend le droit des enfants d’être qui ils sont, et de ne pas être enfermés dans les attentes de leurs parents. Ces derniers devraient plutôt encourager leur progéniture à s’épanouir et à se découvrir. L’enfant qui doit renier sa personnalité et s’adapter aux exigences de ses parents risque de développer plusieurs névroses et problèmes somatiques à l’âge adulte. Cette thèse est fondamentale dans l’oeuvre de Miller et deviendra le fil conducteur de tous ses écrits.
Les écrits d’Alice Miller sont capitaux, car c’est la première fois en psychanalyse que l’on prend au sérieux le point de vue de l’enfant. Elle veut joindre sa voix forte d’adulte à celle de l’enfant blessé afin de faire reconnaître ses droits. De plus, elle enjoint le thérapeute à faire de même et à se soucier du bien de l’enfant. Elle reproche aux psychanalystes et en particulier au père de ceux-ci, Freud, d’être unilatéralement du côté des parents en voulant mettre tous les torts sur l’enfant lors de la thérapie. L’enfant doit alors refouler les blessures subies et vivre seul avec le traumatisme. Il se convainc que les mauvais traitements et les injures infligés par ses parents étaient pour son bien.
Dans son livre suivant, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, Alice Miller dénonce le fait que ce schéma destructeur soit devenu la norme dans la société. Les méthodes éducatives destructrices, qu’elle qualifie de pédagogie noire, peuvent engendrer des mécanismes dévastateurs. Elle prend pour exemple les biographies du chef fasciste Adolf Hitler, du tueur Jürgen Bartsch et de la jeune Christiane F., droguée et prostituée à 13 ans. Ainsi, dans ses écrits, elle prendra souvent pour exemple des figures publiques, dont Sylvia Plath, Virginia Woolf, James Joyce, Marcel Proust et Buster Keaton.
Elle quitte la société de psychanalyse en 1988, suite à ses remises en questions de théories de Freud sur les pulsions. En fait, c’est tout le système de la psychanalyse qu’elle attaque, voyant dans ce procédé une façon de forcer le jeune patient à nier sa vérité afin de rassurer les parents et de le rendre conforme à la société. Alice Miller souhaite plutôt encourager l’adulte devenu à aller explorer sa véritable histoire, à se confronter à ses sentiments et renouer avec l’enfant maltraité qu’il a été.
Alice Miller poursuivra son parcours avec toujours l’intention de lutter pour les droits des enfants et afin de promouvoir des soins thérapeutiques qui les prennent en compte. Elle publiera ensuite de nombreux livres et articles qui auront un très grand succès, mais qui soulèveront aussi de l’opposition de la part des psychanalystes établis.
Pour plus d’informations :
Posted on juillet 30, 2012